La Révolution haïtienne de 1804 : fruit d’un métissage de savoirs ?

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La bataille de Vertières

Auteur : Wisnique Panier

Né en Haïti, Wisnique Panier est doctorant en communication publique à l’Université Laval (Québec). Il est détenteur, entre autres, d’un Master en sciences de l’information et de la communication de l’Université Lumière Lyon II (France) et d’un autre Master en droit public de l’Université Catholique de Lyon en convention avec l’Université Pierre-Mendès-France. Il a exercé le journalisme pendant plus de cinq ans et est devenu un passionné de la communication institutionnelle. Il est fondateur et PDG de l’agence Globocom (Global Communication) et l’auteur de La déontologie des médias face au pouvoir de l’argent : le cas d’Haïti et de la France, ainsi que de Zokiki : Un phénomène à comprendre pour agir, publiés par la maison d’édition Edilivre APARIS. Pour lui écrire : wiskendy2004@gmail.com

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La révolution haïtienne de 1804 est, sans aucun doute, l’une des plus grandes révolutions de l’histoire de l’humanité. Elle est à la fois anticolonialiste, antiségrégationniste et antiesclavagiste, ce qui fait d’elle une révolution unique au monde. La révolution américaine de 1776 était politique. Celle de la France de 1789 ne profitait qu’à la bourgeoisie. C’est donc la Révolution haïtienne qui a traduit dans les faits toutes les belles idées de liberté et d’égalité ou tous les droits consacrés dans la première constitution américaine de 1787 et dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Car l’esclavage est encore resté une institution sacrée pour la France et le sud des États-Unis pendant des décennies après l’indépendance d’Haïti. Les esclaves de Saint-Domingue ont donc donné un sens à la notion de la dignité de la personne humaine comme dimension ontologique des droits de l’homme. Comment des esclaves noirs considérés comme des animaux sauvages, des biens meubles, des ignorants ont-ils pu mettre fin à un système d’exploitation basé sur l’esclavage en mettant en déroute la plus grande puissance coloniale de l’époque, l’armée la plus puissante au monde ? Ici, je soutiens l’idée que la révolution haïtienne constitue le fruit d’un métissage de différents types de savoirs traditionnels, intellectuels, militaires, stratégiques et religieux. Elle résulte aussi de l’ignorance, du mépris ou de l’idéologie raciste des penseurs et des maitres blancs. La victoire des esclaves de Saint-Domingue sur l’armée de Napoléon constitue une rupture épistémologique, un effondrement de tout un système de pensée dominant qui a prévalu dans le monde occidental pendant des siècles.

L’idéologie raciste à l’égard des noirs au 18e siècle

Pour comprendre la portée de la révolution haïtienne, il est important de rappeler l’idéologie de l’époque à l’égard des Noirs. Le siècle des Lumières était le théâtre d’une conviction raciste qui affirmait la prééminence des Blancs sur les Noirs et les autres groupes humains. De nombreux grands penseurs du 18e siècle comme Montesquieu ou Arthur R. Jensen ont joué un rôle majeur dans la propagation de cette idéologie raciste. Ce discours dominant de certains grands philosophes de l’époque coloniale a certainement contribué à faire germer dans l’esprit des Blancs un sentiment de supériorité à l’égard des Noirs. Dans l’esprit des colons, le destin des Noirs était de servir les maitres blancs comme esclaves en raison de leur supposée infériorité intellectuelle. C’est pourquoi les colons blancs n’ont jamais pu imaginer une quelconque capacité des esclaves à se soulever contre leurs maitres, à aspirer à la liberté.

La révolte des esclaves de Saint-Domingue vint rompre avec cette idéologie raciste qui prédominait depuis des siècles. La conviction relative à l’incapacité des Noirs était si grande que, selon l’historien haïtien Michel Rolf Trouillot, la révolte des esclaves est restée pendant longtemps un événement imprévisible, surprenant, impensable et incompréhensible pour les historiens et les philosophes.

Il fallait donc taire la révolution haïtienne parce qu’elle n’était pas intégrable dans les dispositifs traditionnels de pensée sur le monde et l’histoire. Un problème épistémologique se trouverait à la racine de cette difficulté de rendre compte du caractère abrupt de l’événement insurrectionnel de 1791.  (Hurbon 2007, 15).

Néanmoins, je pense que cette révolution n’aurait pas eu lieu sans un véritable métissage de différents types de savoirs.

Des savoirs métissés pour une Révolution hors du commun

Les personnes venues de différentes peuples africains en Haïti avaient des formes de savoirs traditionnels très diversifiées. La mise en commun de ces différents savoirs n’était pas facile en raison du fait qu’ils n’avaient pas de langue commune. Dans le système des plantations, les colons faisaient tout pour empêcher les esclaves de se retrouver par ethnie. Ce sont les pratiques du marronnage qui ont finalement permis aux esclaves de se retrouver volontairement dans des lieux communs pour définir des stratégies de lutte. Cette urgente nécessité a permis aux insurgés de donner naissance au créole comme langue commune. Le créole n’est qu’un mixage d’une multitude de langues africaines et d’autres langues comme le français. Puis il est devenu la langue révolutionnaire.

Plusieurs épithètes sont souvent utilisées quand il s’agit de faire référence à des savoirs considérés comme non scientifiques, c’est-à-dire les connaissances qui ne sont pas produites dans un cadre normatif bien défini. « Les savoirs particuliers détenus par des peuples — autochtones, indigènes ou premières nations — sont souvent qualifiés de savoirs locaux, traditionnels, endogènes, vernaculaires, sauvages, autochtones, indigènes, folkloriques, etc. » (Mboa Nkoudou 2015, 3). Mais ce sont des savoirs qui ont permis l’action concertée.

L’empoisonnement : un prototype de savoir local des esclaves

Les pratiques d’empoisonnement peuvent être considérées comme l’une des armes les plus puissantes utilisées par les esclaves contre leurs maitres. Comme l’a souligné l’historien Michel Hector, « dans l’esclavage à Saint-Domingue, les poisons ont toujours constitué une arme redoutable entre les mains des captifs » (2013, p. 4). Certains Nègres marrons comme François Mackandal, Plymouth, Pompée et Polydor sont reconnus pour leur habilité et leur maitrise des techniques d’empoisonnement. L’efficience des opérations d’intoxication de Mackandal a donné lieu à une peur généralisée dans les rangs des Blancs. « Son projet se situe au-delà de la conquête d’un espace de liberté pour lui et ses partisans. Il se propose plutôt de finir avec la colonisation et l’esclavage par l’empoisonnement des colons » (Hector, idem). La mise en œuvre de cette stratégie de lutte a débuté en 1750 dans le cadre du marronnage. Ne disposant pas d’armes à feu, les esclaves ont réveillé le génie qui sommeille en eux pour transformer des substances naturelles en arme de destruction massive contre leurs oppresseurs.

La fabrication des potions mortelles nécessitait une très bonne connaissance des plantes médicinales et d’autres substances toxiques de la nature. Les empoisonneurs, comme l’a souligné Laënnec Hurbon, étaient particulièrement des magiciens ou les « nègres sorciers ». Pour empoisonner les colons, les insurgés ont dû comploter avec les esclaves domestiques qui pouvaient accéder le plus facilement aux aliments et aux boissons que consommaient leurs maitres.

L’union des Noirs et des Mulâtres : un exemple de métissage de savoirs

Il est un fait certain que les différents types de savoirs des esclaves ont constitué les racines de la révolution haïtienne. Néanmoins, elle n’aurait pas eu lieu sans un véritable métissage d’autres types de savoir. En fait, il a fallu l’union des Noirs et des Mulâtres pour parvenir à l’indépendance d’Haïti. Cette unité n’a pas été seulement physique, mais aussi, et surtout, un métissage de savoirs traditionnels, universitaires ou scientifiques. En effet, la plupart des affranchis et des mulâtres étaient aussi riches que les Blancs et avaient la possibilité d’avoir une formation universitaire dans la métropole. Cette connaissance intellectuelle a été mise à contribution de la révolution. Il faut souligner le fait que le marronnage a permis aux esclaves d’avoir une parfaite maitrise de la géographie locale. Avant même le soulèvement général des esclaves, des affranchis de Saint-Domingue ont combattu aux côtés des Américains en 1779 à la bataille de Savannah. De retour au pays, les survivants ont sûrement mis leur expérience de terrain à contribution dans la révolution haïtienne.

L’apport du christianisme au mouvement des insurgés

La victoire des esclaves peut aussi être considérée comme le résultat d’un croisement de différentes formes de croyances religieuses qui ont donné aux insurgés la force, le courage, la solidarité, l’espérance d’une nouvelle vie après la mort et la conviction d’aller jusqu’au bout de leur lutte pour la liberté. Si le vaudou a joué un rôle de premier plan dans l’insurrection des esclaves, la contribution du christianisme n’est pas à négliger. Selon Hurbon, la majeure partie des missionnaires catholiques dans le Nord a participé à l’insurrection de Saint-Domingue : « La majorité des prêtres en service dans les paroisses du nord de Saint-Domingue ont choisi de se solidariser avec les esclaves insurgés » (p. 41). En analysant les différents rapports relatifs aux événements de la nuit du 22 au 23 août 1791 à Saint-Domingue parvenus en France, Laënnec Hurbon a inventorié environ 16 prêtres sur 24 dans le Nord qui ont participé de manière active dans le soulèvement. Les protestants ont probablement apporté leur petit grain de sel dans la lutte antiesclavagiste, car ils avaient été nombreux à se réfugier dans la colonie de Saint-Domingue après avoir été pourchassés de France dans les années 1685, après la guerre des religions qui a suivi la reforme.

Le marronnage : une forme de résistance parmi tant d’autres

Les pratiques de résistance face au système esclavagiste furent nombreuses : empoisonnements, suicides, avortements, oisiveté, etc. Parmi ces pratiques, le marronnage impliquait une réponse politique très rigoureuse. Le concept de marronnage était utilisé pour qualifier l’évasion des esclaves hors des champs de plantation de Saint-Domingue (Béchacq 2006, 6). Pour les esclaves, le marronnage n’était qu’une stratégie de lutte visant leur liberté, alors pour les colons, il s’agissait d’actes de paresse ou d’insubordination de la part d’esclaves qui ne voulaient plus travailler.

Cérémonie du Bois-Caïman : un pacte de sang pour la liberté générale

La cérémonie du Bois-Caïman, dans la nuit du 14 août 1791, constitua le coup d’envoi ou le point de départ de la révolte générale qui eut lieu dans la nuit du 22 au 23 août 1791. Elle a conduit à la consécration d’Haïti comme première république noire du monde et deuxième État en Amérique après les États-Unis. Diop (2014) considère cette cérémonie vaudoue comme une union sacrée fraternelle scellée autour d’un pacte du sang qui a provoqué la revendication de la liberté comme symbole de la dignité humaine. « Comme mélange inextricable de magie de sorcellerie et de pratiques d’empoisonnement, le vaudou a toujours exercé une fascination sur les étrangers » (Laennec 1988, 318). La cérémonie en elle-même constitue un bel exemple de métissage de savoirs traditionnels, un couplage de connaissance des plantes et de croyance religieuse.

L’association des savoirs locaux à la spiritualité tient au fait qu’ils sont souvent intégrés à une vision du monde dans laquelle on considère que les objets animés et inanimés sont dotés d’un esprit de vie, c’est-à-dire que les animaux, les plantes, les humains, le sol, le vent sont tous vivants, sans qu’aucune forme de vie ne soit supérieure à une autre, faisant de la nature un ensemble à la fois physique et spirituel.  (Mboa Nkoudou 2015, 5).

Tout cela montre qu’il existe une grande relation entre les savoirs traditionnels et la spiritualité. Les guérisseurs par exemple s’adressent toujours à des divinités avant d’administrer des plantes médicinales ou d’autres substances naturelles à leurs patients.

Il ne manquait à la révolution de Saint-Domingue qu’un stratège politique et militaire pour se concrétiser. Toussaint François, plus tard dénommé Toussaint Louverture en raison de son intelligence et sa bravoure, est arrivé à temps. Ce fils d’un Africain du Bénin avait été affranchi en 1776. Il a reçu une éducation abrégée. Il était un génie en matière politique, militaire et diplomatique. Il faut dire que la rivalité intercolonialiste a aussi joué en faveur des insurgés. Car l’armée indigène conduite par Toussaint Louverture a combattu du côté des Français contre les Espagnols et vice-versa.

Après son renversement, la lutte a continué avec d’autres leaders comme Jean-Jacques Dessalines, Alexandre Pétion, Henry Christophe qui ont mené la lutte jusqu’à la création de la première nation noire du monde. Les 10 premiers jours de la révolte générale ont été lourds de conséquences à la fois humaines et matérielles. Près de 1 000 Blancs sont assassinés, même des femmes et des enfants, sans compter le nombre de Blancs empoisonnés bien avant la révolte générale. La plaine du Nord était quasiment enflammée. Environ 161 sucreries et 1 200 caféières furent brûlées.

Conclusion

Tout compte fait, la victoire des esclaves de Saint-Domingue sur l’armée de Napoléon peut être considérée comme la conséquence de l’ignorance, du mépris ou tout simplement du refus des Blancs d’admettre que les Noirs étaient aussi des humains dotés d’une intelligence, de dignité et des Droits sacrés et inaliénables. Quand ils ont compris la stratégie des esclaves, il était malheureusement trop tard pour arrêter le train de la vengeance et de la liberté. La Révolution de Saint-Domingue a accouché Haïti comme première République noire du monde, le deuxième État libre sur le continent américain. Si l’on considère les États-Unis comme un tout, nous pouvons dire qu’Haïti est la première nation libre du continent. 213 ans après, qu’avons-nous fait de cette liberté ?

Bibliographie

Béchacq, Dimitri. 2006. « Les parcours du marronnage dans l’histoire haïtienne : Entre instrumentalisation politique et réinterprétation sociale ». Ethnologies [En ligne]. Vol. 28, n° 1, p. 203. Disponible sur : < http://id.erudit.org/iderudit/014155ar > (consulté le 4 mai 2016).

Hector, Michel. 2013. « Marronnage ». Le Nouvelliste [En ligne]. Disponible sur : < http://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/118460/Marronnage > (Consulté le 4 mai 2016).

Hervé Mboa Nkoudou, Thomas. 2015. « Stratégies de valorisation des savoirs locaux africains : questions et enjeux liés à l’usage du numérique au Cameroun ». Éthique publique Rev. Int. D’éthique Sociétale Gouv. [En ligne]. N° vol. 17, n° 2. Disponible sur : < https://ethiquepublique.revues.org/2343 > (consulté le 10 mai 2016).

Hurbon, Laennec. 2007. « La révolution haïtienne : une avancée postcoloniale ». Rue Descartes [En ligne]. Vol. 58, n° 4, p. 56. Disponible sur : < http://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2007-4-page-56.htm > (consulté le 10 avril 2016).

—. 1988. « Pluchon (Pierre) Vaudou, sorciers, empoisonneurs. De Saint-Domingue à Haïti ». Arch. Sci. Soc. Relig. [En ligne]. P. 318‑318. Disponible sur : < http://www.persee.fr/doc/assr_0335-5985_1988_num_66_2_2494_t1_0318_0000_2 >

 

 

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