Auteur : Anderson Pierre, étudiant, romancier et assistant de recherche du projet SOHA.
Dans ce billet engagé, Anderson montre qu’il est possible de faire coexister deux langues dans un texte sans faire preuve de diglossie.
Tèsk sa montre ke 2 lang nasyonal nou yo ka egziste san yonn pa elimine lòt.
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La vie à Port-au-Prince m’a toujours épaté… et ce que j’aime par-dessus tout, c’est me rendre dans les marchés, que ce soit au marché Salomon, au marché Hyppolite (avant qu’il ne soit emporté par le feu) ou au marché de la Croix-des-Bossales même si ce dernier est réputé dangereux à cause des guerre entre bandes armées. Dans ces endroits, entouré de tous ces braves gens, je me sens bien. Toutes ces couleurs, ces fruits, ces différents produits importés ou du terroir, la cacophonie créée par des marchandes ici et là pour attirer l’attention des clients, toute cette animation est la preuve tangible qu’il y a des gens qui luttent et qui refusent de se laisser aller à la résignation même si notre pays fait face à de grosses difficultés – des hommes et des femmes qui refusent d’abandonner.
Quand je me rends au marché pour faire mes achats, je prends un énorme plaisir à observer les moindres faits et gestes des marchandes. Et parfois, après un joli « bonjou madanm, vann mwen sis bwatlèt alaska silteplè » accompagné d’un beau sourire, de quelques blagues sur le prix des produits et de taquineries sur mon accent capois (du Cap-Haïtien), elles me racontent des histoires sur leur vie. « Anh nèg okap ou ye ? » me disent-elles souvent. C’est au cours de l’une de ces visites au marché qu’une femme, qui a tout à fait le profil de ma mère, commença à me raconter sa vie.
– Yonn nan papa pitit mwen yo se nèg Okap tou wi. Bon nèg men vagabon, m’a fait savoir la marchande.
– Nèg Okap pa vagabon mezanmi, ai-je répliqué.
– Bon mwen di w ti cheri. M dómi ak Jan, se mwen ki pou di w jan Jan wonfle. M te gentan gen 3 pitit ak msye. Men li mouri nan yon aksidan machin. Apre mwen vin fè 3 lòt pitit pou yon lòt msye. Men li menm li pa vo pay sèch. Se mwen ki gason, se mwen ki fanm. Manje, lekòl ak kay tout sou kont mwen.
J’avais envie de dire quelque chose, mais aucun mot ne pouvait sortir de ma bouche. Puis la marchande me tendit la monnaie avec les six boîtes de lait que j’avais demandées.
– M ap tann ou ankò tande pratik, me lance-t-elle avec un large sourire.
– Wi m ap tounen.
J’ai laissé la marchande pour effectuer d’autres achats, mais ce que cette femme venait de confier m’avait profondément troublé. Comment arrive-t-elle à faire vivre six enfants avec un petit étalage de quelques produits? Comment assure-t-elle leur scolarité, leurs habits et le loyer avec si peu de moyens? Mystère! J’étais perdu dans mes pensées. L’histoire de cette femme qui n’avait sûrement pas encore quarante ans et semblait pourtant déjà vieille n’est pas un cas isolé.
En fait, ces femmes qui font battre la bouche de toute une maisonnée sont des centaines de milliers dans le pays. Des marchandes de fruits, de poissons, de viande, de « fritay », de « pèpè », de « chen janbe » etc. Il y a aussi les marchandes de thé ambulantes et les marchandes de figue bananes et d’œufs bouillis que l’on rencontre dès cinq heures du matin dans les rues de Port-au-Prince. Il y a ces vieilles femmes qui font commerce d’épingles de cheveux et d’allumettes dans une corbeille alors que tout le contenu ne vaut pas deux cent cinquante gourdes. Toutes ces braves femmes, on les appelle fièrement des poto-mitan.
S’il est vrai que ce sont des poto-mitan, comme on le dit haut et fort, je pense sincèrement que c’est au détriment de leur santé et de leur épanouissement personnel. Ces femmes, dans le souci du bien-être de leurs enfants et par instinct maternel, se sacrifient. Elles vieillissent bien vite dans un pays où l’espérance de vie ne dépasse pas soixante ans. C’est bien d’apprécier leur courage et de les honorer chaque 8 mars ou le dernier dimanche du mois de mai. Mais sont-elles vraiment obligées de se sacrifier jusqu’au sang pour offrir un mieux-être à leurs enfants ? Au lieu de rester « à l’oral » dans de beaux discours sur leur courage, ne pourrait-on pas les accompagner grâce à de véritables programmes sociaux ? Ces femmes poto-mitan ont en général été obligées d’abandonner très tôt leurs études pour s’occuper de leurs enfants, si toutefois elles ont eu la chance de fréquenter les bancs de l’école.
Dire que ces femmes sont des poto-mitan revient à les mettre sur un piedestal bancal. C’est rester dans une illusion qui empêche de vraiment aborder les véritables problèmes socio-économiques des femmes en Haïti. Cela ne sert strictement à rien de les glorifier si toutes les conditions de notre société sont réunies pour les tuer à petit feu. Ont-elles une assurance de santé ?
Cette question me rappelle un échange que j’ai eu avec une marchande de la rue Edmond Paul, à Carrefour-Feuilles. Cette marchande s’appelle Tina. Tina possède toutes les caractéristiques d’une femme poto-mitan. Elle vend des pate kòde du lundi au samedi et élève toute seule deux enfants. Elle travaille à son compte certes, mais ses conditions ne sont pas différentes de celles des gens dans nos factories, nos usines.
– Menm si m malad mwen oblije vin fè pate, me confie Tina pendant qu’elle prépare deux pâtés.
– E si yon jou ou pa ka leve ditou Tina ?
– Ebyen apre jou sa fok mwen degaje m pou m ranplase l. Tankou jodia mwen dwe komanse sanble kòb pou 2 mwa lekòl ti moun yo, m’a fait savoir Tina tout en servant un client.
Les enfants de Tina ne bénéficient pas de bourses d’étude. Du coup, cette maman se tue au travail comme une bête de somme pour payer les frais de scolarité de ses enfants qui fréquentent tous deux un institut d’enseignement supérieur privé.
Le mythe de la femme poto-mitan fait obstruction à toutes les réflexions fondamentales sur les conditions de vie et de travail des femmes en Haïti. C’est même un piège. C’est dire que les femmes assument de lourdes responsabilités et que tout va bien. Certes les femmes sont plus nombreuses en Haïti. Mais à plus de plus 52 % d’une population assez jeune, pourquoi les femmes haïtiennes peinent-elles tant à trouver leur place et à faire entendre leur voix dans notre société? Pourquoi n’y a-t-il qu’une seule femme dans le sénat de la République ? Arrêtons de nous bercer dans de douces illusions et de leurrer nos vaillantes femmes pour aborder enfin véritablement leurs problèmes : le droit à la santé, à l’éducation, à un logement décent, etc. Réclamons non seulement de solides formations pour les femmes, mais également la parité salariale. Réclamons aussi un programme d’accompagnement pour les mères célibataires ,pour au moins les soulager.
Ces femmes qu’on appelle poto-mitan n’ont pas choisi cette vie. Elle s’est imposée à elles et elles ont dû faire avec. Elles assument de grandes responsabilités mais au détriment de leur santé et de leur épanouissement personnel.
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Autres articles sur les marchandes Madan Sara :
Voir aussi :
- la thèse de Sabine Lamour Entre Imaginaire et histoire : une approche matérialiste du poto-mitan en Haïti. http://www.theses.fr/s113105
- Colloque De la pratique à la science : renouveler les récits sur les femmes en Haïti http://www.grepip.uqam.ca/spip.php?article32
- le texte d’Obed Lamy « Madan Sara: « Les femmes travaillent plus rudement que les hommes », https://lacouverture5.wordpress.com/2015/03/08/madan-sara-les-femmes-travaillent-plus-rudement-que-les-hommes/.
- Ethzard Cassagnol 2015 Haïti-Sécurité : Les “Madan sara’’ rançonnées, battues, violées à Croix-des-Bossales, dans l’indifférence http://www.negritudefm.com/actualite/haiti-securite-les-madan-sara-ranconnees-battues-violees-a-croix-des-bossales-dans-lindifference/